Interview avec Rachid Benzine

benzine 1 kPhoto: Elise Jaunet

Comment expliquez-vous le problème avec le radicalisme et l’islamisme?

Il faut distinguer “islamisme” et “radicalisme islamique”. Ce que l’on appelle “islamisme” recouvre la volonté de certains courants musulmans d’organiser toute la société selon les règles supposées de l’islam, depuis la cellule familiale jusqu’au sommet de l’Etat. Les “Frères Musulmans”, nés en Egypte dans les années 1920, et le parti politique de Recept Tayyip Erdogan, l’actuel Président de la République de Turquie, peuvent, ainsi, être appelés des mouvements ou  partis “islamistes”. La doctrine de ces mouvements est à la fois très conservatrice et puritaine en ce qui concerne les moeurs; elle porte atteinte à de nombreuses libertés individuelles, mais, en même temps, elle exprime une volonté de justice sociale et elle prétend construire des sociétés en paix. Le “radicalisme islamique” représente autre chose. Il témoigne d’un extrémisme religieux dont le totalitarisme n’hésite pas à utiliser la violence terroriste. Al Qaida et Daesch, les “shebabs” somaliens et les troupes de Boko Haram au Nigeria, appartiennent à ce radicalisme meurtrier. Le radicalisme islamique, par ailleurs, fait référence à une pensée “apocalyptique” qui est moins présente dans les autres courants de l’islam. Pour lui, nous sommes entrés dans une ère qui annonce la fin des temps; il convient donc de s’engager dans le grand “combat final” contre les “forces des ténèbres” que forment “les autres”. 

Islamisme et radicalisme islamique ont cependant en commun de constituer, la plupart du temps, une réaction contre la prétention de l’Occident à continuer à dominer le monde. Si l’un et l’autre prospèrent, c’est en grande partie en raison de rancoeurs et de frustrations accumulées chez les peuples concernés. Ce qui se passe actuellement en Irak et en Syrie n’est pas séparable, bien entendu, de toute une politique, européenne d’abord, américaine ensuite, qui a voulu soumettre, depuis la fin du XIX ème siècle, les peuples du Proche-Orient aux intérêts occidentaux. A cela il faut  ajouter l’opposition multi-séculaire et de plus en plus sanglante entre le monde arabe sunnite et le monde perse chiite, qui traverse aujourd’hui tous les conflits du Proche-Orient et du sous-continent indien.  

On doit être conscient, aussi, que le radicalisme islamique s’est souvent nourri, au départ, des doctrines les plus fondamentalistes du monde musulman, comme le salafisme wahhabite de l’Arabie devenue”saoudite” au début du XX ème siècle. Ainsi, Oussama Ben Laden, fondateur d’Al Qaida, est un des plus “purs produits” de l’islam majoritaire en Arabie Saoudite. D’autre part, beaucoup d’Etats musulmans, tout en craignant aujourd’hui l’influence de Al-Qaida et de Daesch, n’hésitent pas  à les utiliser à leur profit. Ainsi, l’Arabie Saoudite considère que Daesch a quand même le mérite de contrarier les visées de l’Iran, et la Turquie se réjouit que Daesch mène la guerre aux Kurdes… 

Vous analysez le phénomène Daech comment?

Daech est le fils du chaos contemporain, non le fruit d’un passé quand bien même celui ci est fantasmé et proclamé comme référence mythique. Il ne s’inscrit pas dans une quelconque prédestination qui viendrait de l’islam du fond des temps quelles que soient le légitimations dont ce type de mouvement s’affuble par exemple en reproduisant sur son drapeau noir le prétendu sceau du Prophète comprenant les inscriptions superposées Allah Rasûl Muhammad (il y a dans le monde musulman d’ailleurs pas spécifiquement arabe un culte des reliques supposées du Prophète, épées, lettres prétendûment autographes, vêtements, voire fragments corporels, cheveux, dents poil de barbe etc conservés un peu partout y compris au Cachemire, en Asie centrale ou en Turquie). Ces revendications qui prétendent s’inscrire dans une continuité millénaire ou plutôt retrouver une pureté originelle relèvent évidemment de la reconstruction totalement mythique. Daech joue en affichant son appropriation de l’image sceau du Prophète sur cette vénération populaire largement répandue.

Daech lui-même, comme mouvement politique est le résultat inattendu et opportuniste du chaos moyen oriental largement provoqué par les interventions politiques extérieures et les erreurs politiques majeures qui ont conduit à totalement marginaliser voire à massacrer les sunnites iraquiens qui avaient constitué le point d’appui du régime dictatorial baasiste d’Iraq. Ce régime avait certes persécuté gravement avant cela les chiites iraquiens mais au lieu d’apaiser et de rallier ce qui pouvait l’être, les deux communautés ont été dressées l’une contre l’autre (erreur des USA et du gouvernement Maliki). Ce qui complique la situation est que la grande steppe iraqo-syrienne est habitée par des grandes tribus dans lesquelles joue à plein, la solidarité de parenté. S’attaquer à quelques uns de ses membres c’est mobiliser le reste des tribus par solidarité autour d’eux. Parmi les rejetés par les USA d’abord puis le gouvernement chiite iraquien ensuite, un bon nombre était issu de ces tribus et parmi eux de nombreux officiers sunnites de l’armée de Saddam Hussein rompus à toutes les formes de combat.

Un marginalisation et une persécution, il suffisait de se chercher une idéologie mobilisatrice, celle de la version violente des mouvements religieux modernes dont l’antériorité remonte non aux débuts de l’islam mais au wahhabisme de la fin du 18e siècle déjà , revu et mis au goût du jour par les séoudiens d’al-Qaida faisait largement l’affaire. Le wahhabisme a d’ailleurs été inventé dans le milieu sociologique contigu des grandes tribus de l’Arabie orientale que prolonge la grande steppe jusqu’à l’Euphrate. Que ce soit en Arabie séoudite ou la steppe iraqo-syrienne c’est le même type de population (les frontières ne datent que des accords Sykes Picot de la 1ère guerre mondiale). Daech ne fait que jouer de surenchère à partir d’une idéologie sunnite radicale commune. Ils se comportent en matière de violence et de massacres comme les wahhabites du début du XIXe qui avaient massacré les chiites iraquiens de Kerbela en 1801. L’empire ottoman avait réagi quand ils avaient pillé La Mekke et Médine. Les chefs (de la famille des actuels Séoud) avaient été pourchassés et une fois pris exécutés publiquement. C’est de cette époque que date le takfirisme moderne, le fait de déclarer impie et de s’autoriser à tuer les adversaires. Les anciens baassistes nourris d’une idéologie nationaliste et unificatrice, au départ non religieuse, se sont reconvertis sans problème car en fait c’est le projet politique unificateur qui est leur paradigme quelle que soit l’idéologie qui le soutient.

Comment regardez-vous le développement de l’islamisme et du radicalisme islamique?

Nous sommes dans une période de recomposition des Etats du Proche-Orient qui a été voulue autant par les puissances occidentales ( principalement les Etats-Unis d’Amérique et leur allié israélien  ) que par plusieurs acteurs musulmans de cette région du monde. Le “coeur” historique et symbolique de l’islam —  le monde arabe —  est en plein effondrement: Irak et Syrie sont détruits; le Yémen est de nouveau en pleine guerre civile; la Libye est également en situation de décomposition; l’Etat palestinien s’avère une utopie de moins en moins susceptible de se réaliser; l’Egypte et la Jordanie vivent sous perfusion américaine… Au sein de ce grand chaos, toutes les violences peuvent surgir et se développer. Al-Qaida et Daesch, en particulier, prospèrent à la faveur de l’effondrement des régimes politiques en déliquescence et à la faveur de l’effondrement des structures étatiques. Qui, au bout de cette “descente en enfer” de nombreux pays, va finir par sortir gagnant? Il est bien difficile de le prédire. Une seule chose est certaine: dans vingt ou trente ans, le Proche-Orient aura une physionomie très différente de celle issue des constructions politiques du début du XX ème siècle, et la place de l’islam dans la vie du monde pèsera d’une manière nouvelle que nous avons du mal à imaginer. 

Quelle est la relation entre islam et violence?

A la suite des derniers attentats, on entend de nouveau la rengaine de la violence ontologique de l’islam y compris dans la bouche d’intellectuels reconnus et surtout médiatiques. D’un point de vue historique il n’y a nulle part d’ontologie de la violence. La violence est celle que les hommes fabriquent en leur temps dans leur société quelles que soient les légitimations qu’il se donnent. La violence est le produit de son présent. Aucun légitimateur invoqué ne viendra contredire les fantasmes de ses adorateurs ni Dieu ni son prophète sacralisé.

Pourquoi le prophète est sacralisé selon vous?

Muhammad est aujourd’hui sacralisé comme une idole comme pour répondre à toutes les misères et à toues les frustrations du présent.

Ici misère intellectuelle, abandon, racisme, crise économique forment le terreau d’un mal être profond et d’une perte de repères et d’identité sur lesquelles prospèrent les prêcheurs autoproclamés de tout poil. La communication internet et les réseaux sociaux leur donnent une amplification inédite ; chacun peut se fabriquer son Muhammad protecteur pour exutoire de sa misère, de son désespoir et par contrecoup de sa volonté de revanche et de puissance. Même chose dans les pays musulmans qui vivent une décolonisation ratée. La religion fantasmée répond à l’échec des idéologies nationalistes tiersmondistes minée par la rapacité et la corruption des hommes de pouvoir.

Facteur aggravant : l’absence de représentation historique du passé sinon à travers la construction d’une histoire sacrée, mythique et déhumanisée . C’est en humanisant le passé qu’on peut le faire sortir des dangereuses dérives idéologiques actuelles.

Que peut-on dire de la place du “religieux” en Europe, et des opportunités qu’offrent les sociétés européennes aux “libéraux” de l’islam?

Tous les pays européens n’entretiennent pas le même rapport au religieux, selon que nous avons à faire à des sociétés de longue tradition catholique ou protestante, et selon que les démocraties modernes se sont construites de manière plus ou moins apaisée avec les Eglises. En France, en particulier, il y a une culture de l’Etat qui se méfie beaucoup des religions, ce qui est moins le cas aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne. Cependant, tous les pays d’Europe Occidentale ( c’est différent avec les pays d’Europe Orientale, historiquement souvent orthodoxes et qui ont connu le communisme ) ont en commun d’avoir été marqué, depuis le XVI ème siècle, par le développement de la sécularisation. Nous sommes dans des sociétés où la religion est devenue d’abord un choix individuel, et où chacun peut vivre en “croyant” ou en “incroyant” de la manière dont il l’entend, sans plus subir de pressions sociales et politiques. Nous sommes vraiment dans des sociétés de la liberté du “croire” et du “ne pas croire”, des sociétés du pluralisme où préside la liberté de conscience. Depuis les années 1960, toutes les sociétés occidentales longtemps majoritairement chrétiennes, se trouvent touchées par un grand mouvement de déchristianisation ou de décroissance de la foi et des pratiques chrétiennes. Mais, dans le même temps, d’importants flux migratoires de populations musulmanes ont apporté une religion musulmane aux pratiques collectives ostentatoires, ce qui crée beaucoup de crispations et de plus en plus de conflits. Dans cet “islam européen” en construction, on retrouve tous les grands courants qui composent l’islam mondial: piétistes, fondamentalistes, radicaux, libéraux, mystiques… La différence avec d’autres régions du monde, c’est que nous sommes dans des sociétés démocratiques de liberté. De ce fait, les “libéraux” de l’islam, les “nouveaux penseurs” qui ont le souci de renouveler le discours religieux,  ont plus de possibilité de travailler de s’exprimer, de publier. De ce point de vue, l’Europe peut représenter une chance pour l’islam. 

Est-ce qu’il y a des évolutions intéressantes en ce qui concerne la pensée musulmane?

Aucune société, aujourd’hui, ne peut vivre en ignorant les autres. Nous sommes tous entraînés dans un grand processus de mondialisation, qui fait que nous nous influençons tous mutuellement, que nous le voulions ou non. Cette mondialisation, au demeurant, suscite des crispations, des peurs de voir disparaitre son identité propre, et explique en partie, aussi, la montée en puissance des intégrismes religieux et des nationalismes meurtriers. Mais parce que les frontières entre les mondes ne peuvent plus être étanches, que l’information circule comme jamais, le monde de la pensée musulmane se trouve inévitablement interrogé de manière inédite. Son rapport au texte coranique, son rapport au monde sont questionnés “par les autres”. Ainsi, l’islam avait cru pouvoir échapper à l’esprit critique qui s’est particulièrement développé au sein des sociétés occidentales depuis cinq siècles, mais cela ne lui est plus possible. Les données objectives de l’histoire, les sciences humaines désormais rattrapent le monde musulman, et même si les instances qui se veulent les gardiennes de l’orthodoxie font tout pour rejeter l’esprit critique, c’est peine perdue. 

Quels développements voyez-vous ou espérez-vous?

J’aspire, évidement, à plus de liberté de pensée, plus de liberté d’interprétation, au sein du monde musulman. Ces derniers siècles, la pensée religieuse musulmane s’est beaucoup fossilisée, s’est surtout inscrite dans la répétition. Ces dernières décennies, avec l’influence du salafisme wahhabite et celle des Frères Musulmans, qui sont deux conservatismes, la vénération du Prophète Muhammad a dépassé en importance, dans les discours et dans les pratiques, l’adoration due à Dieu! Les “hadiths” ( paroles et actes supposés du Prophète ) ont pris plus de place que le Coran lui-même! Il nous faut pouvoir revenir au texte, à ses interprétations plurielles. Le discours coranique a surgi dans une relation de dialogue avec la société de la Péninsule Arabique du VII ème siècle de l’ère commune. Il n’est pas de raison pour que ce dialogue ne se poursuive pas avec nos sociétés telles qu’elles sont. La prise en compte de la place de l’histoire dans la construction des religions doit nous aider à retrouver cette dynamique d’une religion en dialogue, une religion compatible avec la liberté.

Est-ce qu’il est besoin de “réforme” dans l’islam?

Il n’existe pas de religion “statique”. Même quand il y a refus des évolutions, des changements se produisent car le visage réel des religions est d’abord celui des hommes et des femmes qui les composent. Mais “réforme” ne signifie pas automatiquement “progrès”! Ainsi, le salafisme wahhabite saoudien est le produit d’une “réforme” de l’islam qui a commencé à être pensée au XVIII ème siècle, et qui s’est voulue un ” pur retour aux sources ” de l’islam supposé des origines! Oui il y a besoin d’un renouveau du discours religieux à l’intérieur de l’islam. Oui il y a besoin d’une approche critique du discours théologique. Si tant d’horreurs se produisent de nos jours au nom de l’islam et à l’intérieur de l’islam, c’est bien parce que tout un discours religieux majoritaire a laissé place à ces développements monstrueux, les a parfois engendrés, même si, maintenant, les “gardiens de l’orthodoxie” sont à leur tour effarés par ce qui envahit toute une partie de l’espace islamique. 

Vous insistez beaucoup dans vos travaux sur l’importance de l’histoire.

De façon très étonnante, l’histoire des origines de l’islam reste encore engluée dans l’histoire sacrée médiévale. Celle-ci a commencé d’être produite, sous une forme déjà très mythifiante environ deux siècles après l’émergence du mouvement initial qui avait fait sortir les tribus d’arabie (milieu du 7e siècle). Contrairement à ce que beaucoup s’imaginent aujourd’hui, ces razzias surdimensionnées n’avaient nullement pour but de convertir le monde à l’islam ou d’établir un “califat” mondial. Il faut sortir de l’exotisme et nommer les choses par leur nom. Comme d’autres populations ont pu en opérer (par exemple les mongols du 13e siècle) il s’agissait d’un mouvement classique d’expansion et de conquête. Contre toute attente ce mouvement a réussi à se stabiliser et à construire un espace impérial justement parce que durant sa phase initiale, le religieux y était resté ethnique (alliance des seules tribus avec leur dieu protecteur) et non pas convertisseur pour les populations extérieures. La religion que nous connaissons avec ses rites et ses dogmes trouve donc moins ses racines dans la période tribale initiale (celle du Coran dont le texte doit être contextualisé à cette aune première) qu’a postériori, avec plus de deux siècles de décalage, dans les sociétés des terres conquises qui vont peu à peu s’islamiser lorsque le modèle sociétal d’origine devenu obsolète, sera abandonné dans les cercles du pouvoir. C’est alors que s’invente la tradition qui commence à sacraliser la figure de Muhammad. Elle le fait sur les modèles de sacralisation qui existaient précédemment dans ces sociétés. On peut donc dire que ce sont très largement ses convertis qui ont construit la dogmatisation de l’islam. C’est évidemment l’histoire sociétale et l’anthropologie historique qui permettent de décoder ces mécanismes complexes et de rendre aux croyances leur chronologie et leur historicité. Par contre, ce n’est certainement pas ce que l’on nomme l’histoire (comparative) du fait religieux souvent préconisée comme solution miracle qui pourrait résoudre le problème mais tout au contraire l’histoire spécifique de la construction et des évolutions du monde musulman sur bientôt un millénaire et demi. C’est cette histoire spécifique qui est en mesure de prendre en compte les faits de croyance comme faits de société et de les renvoyer à leur contexte historique précis en humanisant le sacré et sa représentation. Il va de soi que les carences qui se constatent chez les spécialistes du domaine ne peuvent qu’avoir de graves conséquences chez les historiens généralistes qui n’ont accès aux sources que de façon indirecte car leur niveau de langue est insuffisant. Les manuels d’histoire en circulation dans nos établissements de même les ouvrages de vulgarisation qui fleurissent pour surfer sur l’actualité ne peuvent que répercuter cette indigence. Ils partent le plus souvent du religieux (les fameux cinq piliers de l’islam) au lieu de prendre en compte les textes dans leurs contextes, ceux des sociétés du passé avec leurs ruptures, leur diversité et leur complexité. Seule l’histoire moderne et contemporaine du monde arabe et du monde musulman échappe à ce naufrage. Elle compte d’excellents spécialistes, des politologues notamment. Le problème est que le niveau de langue de ces spécialistes avertis ne leur permet guère de plonger eux-mêmes dans les sources médiévales et de décrypter les processus de représentation et de reconstruction qui y sont à l’oeuvre. Or cette connaissance des sources médiévales et de leurs contextes est indispensable car elles servent constamment de références à travers les extrapolations et les anachronismes sytématiques des islamismes contemporains, notamment dans leurs versions les plus virulentes.

Que faire aujourd’hui alors que tant de temps a été perdu?

Il est indispensable et urgent de déconstruire par le savoir les représentations délirantes que nous avons de part et d’autre sur l’islam des origines. Il l’est tout autant de le faire en ce qui concerne les interprétations sacralisantes qui déshistoricisent le religieux. En effet, ces dernières sont, à terme tout aussi dangereuses car elles couvent à bas bruit. Elles aussi entretiennent les fantasmes et nourrissent les interdits que s’imposent des populations en perte de repères et qui vont chercher et trouver sur internet tout et n’importe quoi y compris le pire. Certes ce n’est pas à l’enseignement de convertir les musulmans français à un islam dont nous aurions le contrôle. Notre action doit porter exclusivement sur le savoir, et les moyens du savoir. Celui qui doit être dispensé sur l’islam doit l’être du point de vue de son histoire en ramenant cette histoire à sa dimension humaine et en la maintenant à l’écart des interdits que prétendraient lui imposer les idéologies diverses qui traversent l’islam contemporain, des plus pacifiques aux plus violentes. Un historien fabrique de l’histoire. Il ne fabrique pas du religieux. Il s’interroge sur les sociétés et les hommes de ces sociétés en tant qu’acteurs agissants de leur temps et en tant que producteurs de représentations et de croyances. L’historien ne s’autorise pas bien sûr à porter des jugements de valeur ou de “dévaleur”. Il ne cherche pas à s’approprier l’histoire des autres mais à l’analyser et à la comprendre. C’est cette attitude de retrait qui peut amener de jeunes esprits à s’éduquer à la représentation d’eux-mêmes comme acteurs de leur temps et de lui seul par comparaison avec d’autres qui les ont précédés. Cela peut les amener à comprendre que ceux qui les ont précédés – quand bien même eux aussi auraient été “musulmans” – l’ont été de manière différente, en tant que porteurs de croyances qui répondaient à des enjeux de société qui ne sont pas les mêmes que ceux auxquels sont affrontés les jeunes gens d’aujourd’hui. L’histoire éduque à la compréhension de l’autre. Elle prémunit contre la croyance qui veut faire de l’autre le même ou qui prétend que le passé peut revivre dans le présent. Il prémunit aussi contre les légitimations qui exonèrent de la responsabilité de ses actes au présent. L’histoire bien comprise combat les folies de l’idéologie par l’intelligence de la variété des situations. Elle enseigne et permet d’intérioriser le civisme de manière bien plus efficace que n’importe quel cours qui consisterait à débiter une litanie de valeurs données à respecter. C’est la compréhension et non l’injonction qui permet l’implication et la mise en oeuvre consentie de conduites socialement responsables et respectueuses d’autrui.

Les femmes auront-elles une part plus importante dans l’islam de demain, dans son évolution, dans l’interprétation?

Même si beaucoup de sociétés musulmanes restent profondément marquées par des cultures encore majoritairement patriarcales et machistes, partout les femmes demandent davantage de prise en compte de leur dignité et davantage d’égalité. Ce mouvement est inexorable. Même l’Arabie Saoudite, qui témoigne avec l’Afghanistan d’un grand mépris pour la condition féminine, connait des évolutions. Au Maroc ces dernières années, le roi a eu le souci de faire avancer la cause de l’égalité des femmes, et il a tenu à ce qu’elles soient présentes au sein même des conseils d’ulémas, les savants religieux. Il existe un “féminisme islamique”, y compris à ‘intérieur du mouvement des Frères Musulmans. Aux Etats-Unis d’Amérique, Amina Wadud, professeur d’études islamiques, figure féministe et libérale, guide même la prière devant des assemblées d’homes et de femmes. 

Est-ce qu’il y a des choses qui vous inquiètent?

Beaucoup de choses m’inquiètent! Le monde arabe n’a jamais été autant ensanglanté qu’aujourd’hui. Jamais autant de fanatisme et d’intolérance ne se sont emparés du monde musulman comme aujourd’hui. Les déchirements du monde arabo-musulman ont fait, ces vingt dernières années, des millions de victimes. Partout la civilisation ( au sens du “savoir vivre ensemble” ) a reculé! Partout l’intolérance s’impose! Le monde arabe des années 1950 constituait un espace beaucoup plus ouvert à la liberté de création et à la liberté d’interprétation que les sociétés actuelles. Aujourd’hui, seuls les trois pays du Maghreb — Algérie, Maroc, Tunisie — laissent encore de la place au pluralisme, mais jusques à quand? Les musulmans installés ces dernières décennies dans les sociétés européennes démocratiques sont eux-mêmes touchés par les démons fondamentalistes et liberticides. Comment, en particulier, ne pas être déroutés par ces jeunes gens qui, formés dans les écoles occidentales, choisissent de partir “faire le djihad” en Syrie et en Irak?

Comment expliquez-vous, justement, ces départs de jeunes élevés en Europe, y compris de jeunes Européens récemment convertis à l’islam?

Ce sont des jeunes gens souvent convertis à un “islam de la fin du monde”. Ils sont généralement habités par un “mal être” personnel profond. Ils ont le sentiment de vivre dans un monde de violence et d’injustice qui ne leur offre aucune perspective enthousiasmante. Parfois blessés par les images de massacres de populations civiles dont ils ont vu les images à la télévision ou sur des vidéos qui circulent sur Internet, ils décident de donner du sens à leur vie en partant “sauver des vies” à défaut de pouvoir sauver la leur. Il faut faire, d’ailleurs, la distinction entre ces jeunes gens qui partent au Proche-Orient d’abord par compassion humaine et par recherche de sens à donner à leur vie, et les hommes qui, habités par une haine profonde de l’Occident liée à divers épisodes de leur histoire personnelle, décident de devenir des terroristes semeurs de mort dans nos sociétés. Ne les confondons pas, au risque autrement de pousser dans le camp des terroristes tous ces jeunes, d’Europe et d’ailleurs, qui croient que nous sommes arrivés à la fin des temps et qu’a commencé le grand combat final entre les forces de Satan et celles de Dieu. 

Comment voyez-vous l’évolution de la relation entre l’islam et les autres religions? Peut-on croire en des améliorations?

A l’échelle du monde arabe-musulman, ce que nous constatons aujourd’hui c’est une terrible détérioration de la situation! Après le départ de la quasi-totalité des Juifs du monde arabe, départ en grande partie provoqué par la création de l’Etat d’Israël, voilà que la quasi-totalité des pays arabes voient ses chrétiens partir sur les routes de l’exil. Or juifs et chrétiens font partie depuis toujours du monde arabe! Ils y étaient avant l’avènement de l’islam! Ces exodes sont terribles pour ceux qui sont expulsés de chez eux, mais aussi pour les sociétés qui les expulsent et qui s’appauvrissent ainsi. Les chrétiens du monde arabe étaient les garants du pluralisme dans ces pays. Leur exode annonce moins de libertés pour les musulmans. Plus généralement, depuis le temps des Croisades et celui de l’expulsion des musulmans d’Espagne au XV ème siècle, l’islam majoritaire, celui des gardiens de l’orthodoxie, souffre d’un manque de réflexion de sa relation à “l’autre”. Il est porté à imposer son hégémonie, ne réalisant pas que l’existence des autres est toujours une provocation à s’interroger et à s’améliorer. Seul un islam de la tolérance et de l’ouverture aux autres peut engendrer des sociétés développées, en croissance économique et culturel. 

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